Le pion isolé est à priori une faiblesse (car non protégeable par un autre pion), mais dans certains cas il est considéré comme un argument offensif, c’est ce qu’on appelle l’Isolani. On le retrouve dans différentes séquences théoriques et fait l’objet d’une littérature abondante.
La défense Semi-Tarrasch
1.d4 d5 2.c4 e6 3.Cc3 Cf6 4.Cf3 c5 5.cxd5 Cxd5 6.e3 Cc6 7.Fd3 cxd4 8.exd4 Fe7 9.0–0 0–0
Le Gambit Dame accepté
1. d4 d5 2. c4 dxc4 3. Cf3 Cf6 4. e3 e6 5. Fxc4 c5 6. O-O a6 7. a4 Cc6 8. De2 cxd4 9. Td1 Fe7 10. exd4 O-O
L’attaque Panov de la Caro-Kann
1. e4 c6 2. d4 d5 3. exd5 cxd5 4. c4 Cf6 5. Cc3 e6 6. cxd5 Cxd5 7. Cf3 Fb4 8.
Fd2
Dans la position ci dessus , le pion d4 ne peut être directement défendu par un pion. De plus, il se trouve sur une colonne ouverte, et peut donc subir des attaques frontales. Enfin la case d5 constitue un avant-poste excellent pour les Noirs. La faiblesse du pion d4 est donc manifeste.
Cependant, ce pion est malgré tout un pion central qui contrôle les points vitaux e5 et c5. Les points d’appui au centre sont souvent la base à partir de laquelle une attaque pourra être menée, contre le roi, ou pourquoi pas, à l’aile dame.
Comme on le voit, le pion isolé a des avantages et des inconvénients. La question qui se pose est: qui a l’avantage? On ne peut affirmer de façon catégorique que le pion isolé sera toujours une faiblesse ou toujours une force. Tout peut dépendre du rapport matériel, de la façon dont chaque camp sera développé ou encore d’autres facteurs qui peuvent être variés; par exemple l’affaiblissement du roi ou d’autres faiblesses dans la structure de pions.
Il est pourtant possible de formuler des règles générales, qui peuvent nous aider à évaluer ce type de positions, et donc à prendre la bonne décision quand le dilemme suivant se pose: « dois-je accepter d’avoir un pion isolé ou non? Serait-il bon pour moi dans cette situation de créer un pion isolé à mon adversaire? »
Ces règles générales peuvent avoir pour origine l’observation, le raisonnement et surtout l’expérience.
Ainsi, un cavalier blanc placé en e5 sera beaucoup plus dangereux dans le milieu de partie qu’un cavalier noir placé en d5. En effet, le cavalier e5 contrôle des points sensibles à proximité du roi noir, ce qui donne aux blancs de bonnes chances d’attaque. Le camp qui possède l’Isolani va donc logiquement s’efforcer d’éviter trop d’échanges voir les échanges.
En finale, par contre, quand le matériel est trop réduit pour qu’une attaque contre le roi adverse ait des chances de succès, la case e5 perd de sa valeur et la case d5 gagne en valeur. L’Isolani devient une faiblesse en finale.
L’expérience nous apprend qu’il serait dangereux d’accorder un pion isolé à l’adversaire si on est par exemple en retard de développement, ou si la position de notre roi est déjà affaiblit.
Il convient encore de parler de la force dynamique du pion d4 (par opposition à sa faiblesse statique). Si les blancs réussissent à pousser le pion d5 et à reprendre avec une pièce, cela signifie qu’ils exercent un meilleur contrôle de la case d5, ce qui leur donne souvent un petit avantage.
Enfin, l’attaque sur le roi n’est pas la seule compensation possible, la pression exercée sur les colonnes permet souvent de contrebalancer la faiblesse de l’Isolani.
L’isolani une force en milieu de partie
Botvinnik, Mikhail – Vidmar, Milan
Nottingham, 1936
1.c4 e6 2.Cf3 d5 3.d4 Cf6 4.Fg5 Fe7 5.Cc3 O-O 6.e3 Cbd7 7.Fd3 c5 8.O-O cxd 9.exd dxc 10.Fxc4 Cb6 11.Fb3 Fd7 12.Dd3 Cbd5 Une imprécision; les noirs doivent s’efforcer de simplifier le jeu, c’est pourquoi il était utile de jouer:
[12…Cfd5 13.Fc2 (13.Fe3 Cc3 14.bc Fa4 15..c4 +/=Bitvinnik ) 13….g6 !(Cb4) ] 13.Ce5 Coup naturel, le cavalier occupe l’avant-poste. 13….Fc6 14.Tad1 Cb4 15.Dh3 Manoeuvre typique. La dame occupe ici une position idéale pour créer des menaces, elle vise e6 et h7. De plus sa position est assurée au moins pour un moment. 15.Dh3 15…..Fd5 16.Cd5 Cbd5 Ici encore les noirs auraient mieux fait de reprendre avec le cavalier en f6. 17.f4 L’ouverture de la colonne f est maintenant inévitable 17….Tc8 La finesse tactique du coup f4 réside dans les variantes suivantes :
[a)17…g6? 18.Fh6 Te8 19.Fa4± ] [b)17…Ce4 18.Cf7! Rf7 (18…Tf7 19.De6± ) 19.Tde1!± Botvinnik ] 18.f5 exf5 (Une faute positionnelle après [18…Dd6 19.fxe fxe ] La diagonale a2 – g8 restait fermée, et la position du cavalier d5 était plus solide – Botvinnik.) 19.Txf5 Dd6 Ce coup qui laisse la tour c8 sans protection suffisante, constitue l’erreur décisive, dans une position déjà bien compromise. 20.Cxf7 Txf7 21.Fxf6 Fxf6 Forcé car si: [21…Cf6 22.Tf6 Ff6 23.Dc8 ] 22.Txd5 Dc6 23.Td6 De8 24.Td7 et les noirs abandonnent. Cette partie reçut un prix de beauté.
L’isolani, une faiblesse en finale
Korchnoï – Karpov
Mérano, 1981
1.c4 e6 2.Cc3 d5 3.d4 Fe7 4.Cf3 Cf6 5.Fg5 h6 6.Fh4 O-O 7.Tc1 dxc 8.e3 c5 9.Fxc4 cxd 10.exd Les Blancs acceptent ainsi d’avoir un pion isolé au centre, sans quoi il leur serait difficile de conserver l’initiative. 10….Cc6 11.O-O Ch5! Force l’échange d’une pièce mineure. 12.Fxe7 Cxe7 13.Fb3 Les Blancs auraient pu ici pousser leur pion en d5. Ils auraient pu obtenir un petit avantage. [13.d5 ed 14.Cd5 Cd5 15.Fd5 Cf4=]
13…..Cf6 14.Ce5 Coup naturel, les Blancs occupent ici l’avant-poste. 14….Fd7 15.De2 Tc8 16.Ce4?! Il est vrai que ce coup provoque l’échange d’un défenseur du roque, mais au plus les Blancs échangent, au plus l’attaque sur le roi adverse sera difficile. [16.Tfd1]
16…..Cxe4=+ 17.Dxe4 Fc6 18.Cxc6 Les Blancs pouvaient difficilement éviter de nouvelles simplifications. 18….Txc6 19.Tc3 Si les Noirs échangent en c3, le pion d4 ne sera plus isolé. [19.Tc6 bc ] 19…..Dd6 20.g3?! Td8± 21.Td1
21.Td1
21….Tb6! Probablement le coup le plus difficile de la partie. Une véritable leçon, Karpov veut garder les pièces lourdes pour accroître la pression sur le pion isolé. 22.De1 Dd7 23.Tcd3 [23.Tc5 Td6 24.Tdc1 Cc6 25.Fa4 Cd4 26.Fd7 Cf3 27.Rf1 Ce1 28.Fe6 Cd3-+ ] 23…..Td6 24.De4 Dc6 25.Df4 Après l’échange des dames les Blancs perdent un pion. [25.Dc6 Cc6 26.d5 Cb4! ] 25…..Cd5 26.Dd2 Db6 27.Fxd5 [27.a3 Ce7 28.Dc3 ] 27…..Txd5 28.Tb3 Dc6 29.Dc3 Dd7 Si les Noirs prennent le pion d4, la paire de tours compenserait le pion de moins en finale. 30.f4 Pour empêcher e5. Mais maintenant la position du roi blanc est affaiblie, et les noirs vont de façon très instructive changer leur objectif d’attaque. 30….b6 31.Tb4 b5 32.a4 bxa 33.Da3 a5 34.Txa4 Db5 35.Td2 Evite De2. 35….e5! Joué au meilleur moment, quand la dame blanche est mal placée, au contraire de la dame noire. 36.fxe5 Txe5 37.Da1 Il faut défendre les deux premières rangées. 37….De8! 38.dxe5 Txd2 39.Txa5 [39.De1 Dd8 40.Ta1 Dd4 41.Rf1 Dd5 -+ ] 39…..Dc6 40.Ta8+ Rh7 41.Db1+ g6 42.Df1 Avec un petit piège 42….Dc5+ [si 42…Da8? 43.Df7 mat] 43.Rh1 Dd5+ 0-1
Et Korchnoï abandonna sans attendre 44/ . . . . Td1. Par cette excellente partie, Karpov nous montre comment tirer partie de la faiblesse du pion isolé. Il est remarquable qu’après avoir mis tant de soins à faire le siège d’un pion isolé, les noirs terminent leur partie en sacrifiant un pion.
La force dynamique du pion isolé
Nimzowitch pensait que si les Blancs réussissaient à pousser leur pion en d5 (voir le diagramme 1) et à reprendre sur cette case avec une pièce, ils obtiendraient dans la plupart des camps un petit avantage. Et il soutenait son idée par ce raisonnement: si les Blancs réussissent à échanger leur pion isolé en d5 cela signifie qu’ils contrôlent mieux cette case que leur adversaire et par conséquent qu’ils sont mieux au centre.
Il est intéressant d’observer dans cette perspective la partie suivante, ainsi que quelques commentaires pertinents faits par les grands-maîtres Youri Averbach et Mark Taïmanov.
Kasparov – Karpov
Moscou, 1985
1.d4 Cf6 2.c4 e6 3.Cc3 Fb4 4.Cf3 O-O 5.Fg5 c5 6.e3 cxd4 7.exd4 h6 8.Fh4 d5 9.Tc1 dxc4 10.Fxc4 Cc6 11.O-O Fe7 (Les Blancs menaçaient d5) 12.Te1 b6 12..b6 13.a3 (Kasparov a réfléchi 24 minutes, mais ne s’est pas décidé à jouer 13. d5 qui auraient apparemment donné aux Blancs une forte initiative. Les variantes suivantes dénotent les dangers qui guettent les Noirs; [13.d5 exd{ 13…Cxd5 14.Fxd5 exd 15.Cd4! (15.Dd5 Dd5! 16.Cd5 Fh4 17.Ch4 (17.Tc6 Fd8 18.Ce7 Fe7 19.Te7 Fe6 20.a3 Tfe8 Ne conduit qu’à la simplification ) 17….Cd4 ) 15….Fh4 16.Cc6 Ff2 17.Rf2 Df6 18.Rg1 Dc6 19.Cd5 Db7 (19…Dd7 20.Tc8!) 20.Te7 Et les Noirs perdent la qualité } 14.Cd5 Cd5 15.Fd5 Fh4 16.Fc6 Tb8 17.Da4 Ff6 18.Da7 Et les Blancs gagnent un pion ]
Alors pourquoi Kasparov n’a-t-il pas joué 13. d5 ? L’analyse montre que dans la dernière variante à la place de 16. … Ff2+ on pouvait riposter plus fort : 16. … Dd6 ! 17. Cxd5 Rh8 si bien que l’initiative des Blancs ne leur apporte aucun avantage, car la position des Noirs ne présente aucune faille. Youri Averbach, Mark, Taïmanov.
Nous en concluons que les commentateurs pensent que les Blancs obtiendraient l’initiative après 13. d5, mais que les Noirs, par une défense précise, devraient maintenir l’équilibre. Leur opinion n’est pas très éloignée de celle de Nimzowitsch.
Revenons à la partie 13….Fb7 14.Fg3 Tc8 15.Fa2 Fd6 16.d5!? (Enfin les Blancs se décident mais avaient-ils mieux à leur disposition) 16….Cxd5 17.Cxd5 Fxg3 18.hxg3 exd5 19.Fxd5 Df6. Il semble que la position se soit détendue. Pourtant la suite de la partie va nous montrer que les Noirs n’auraient pas dû se départir de leur vigilance. 19. . . . Df6 est peut-être déjà une imprécision, car après 19. . . . Dd7 les blancs ne pouvaient jouer 20. Da4.
20.Da4 Tfd8 21.Tcd1 Td7 22.Dg4 (Du fait du manque de précision des Noirs leur position redevient assez vulnérable et la défense exige désormais la plus grande attention) 22….Tcd8?? [22…Te7!? 23.Fc6 (23.Te7 De7 24.Fc6 Tc6 25.Td7 Tc1 26.Rh2 Ff3 27.gf De6 (Et les Noirs ne peuvent plus perdre!) ) 23….Te1 24.Te1 Dc6 25.Te7 Tc7 ]
Mais, après avoir surmonté avec succès toutes les complications de la phase d’ouverture, Karpov s’est momentanément départi de sa prudence habituelle et a riposté presque sans réfléchir, Youri Averbach Mark Taïmanov 23.Dd7 Td7 24.Te8 Rh7 25.Fe4 et les Noirs abandonnent.
Cette partie montre qu’après la poussée d5, les Noirs pouvaient encore par un jeu précis maintenir l’équilibre, mais que les Blancs auraient malgré tout conservé l’initiative, ce qui tend à confirmer les thèses de Nimzowitsch.